Ce lundi matin de fin novembre, il a neigé sur la ville. Le brouillard a du mal à se lever sur mon esprit ensommeillé, les gestes s'enchaînent par pure routine, engoncés par les épaisseurs me protégeant du froid. Passer le tourniquet, jeter un coup d'oeil à l'écran annonçant les trains, grommeler en voyant que j'ai raté mon RER habituel, monter les marches jusqu'au quai en m'apprêtant à attendre dix minutes le suivant.

Sur la bande de béton, la foule se presse, comme chaque matin de semaine. La joie enfantine que provoque inconsciemment la fine couche de neige a cédé le pas à l'inquiétude de possibles perturbations sur les transports en commun, le retard qu'on pourrait avoir au bureau, dès le lundi...

Mon regard glisse sur les uns et les autres, je repère une place où me mettre pour patienter. Mais quelque chose cloche. Mes yeux s'arrêtent et je ne les crois pas : là, au milieu de tous, comme une (mauvaise) plaisanterie tellement c'est incongru par cette température, un homme, à peine vêtu d'un pantalon et une chemise. Et encore, vêtu, c'est beaucoup dire. Si sa chemise est presque intacte, quoique grise de saleté, son pantalon est déformé et en lambeaux ; quant à ce qu'il a aux pieds, ça pourrait ressembler à des chaussettes trouées dans des pantoufles béantes, mais tellement abîmées que ce n'est pas reconnaissable. Barbe et cheveux poivre et sel, longs et hirsutes, sont laissés au souffle glacé qui se coule le long des voies.

Il ne grelotte pas, ne sautille pas pour se réchauffer, ne met pas ses mains nues dans ses poches[1], comme ceux qui l'entourent le font dans leur blouson. Il se tient droit, les bras le long du corps, les yeux perdus dans le vague, silencieux, immobile. Au ralenti, mes neurones réfrigérés et peu éveillés parviennent à se connecter pour faire naître en moi un flot de questions : que fait-il ici ? Où va-t-il ? Le sait-il seulement ? Comment peut-il ne pas sentir la morsure du froid ? Puis c'est la colère qui monte : c'est inadmissible, il faut faire quelque chose, appeler les pompiers, le mettre au chaud, le soigner ! Tout le monde passe à côté de lui comme s'il n'existait pas ! Oui mais quoi ? Comment faire ?

Un train s'arrête. Pas ma destination. L'homme se met péniblement en marche, s'y hisse, provoquant un mouvement dégoûté des personnes qui projetaient de monter dans la même voiture que lui. Je réalise lentement que le froid a dû neutraliser son odeur, mais qu'elle doit rendre compte de son état misérable aussi sûrement que son apparence. Je n'ai pas le temps de sortir de mon hébétude : la sonnerie retentit, les portes se ferment, le train repart. Dans ma stupeur, je n'ai pas bougé, rien dit, rien fait.

Tenez-vous donc prêts, vous aussi : c'est à l'heure où vous n'y penserez pas que le Fils de l'homme viendra.[2]

Comme beaucoup, j'ai entendu ce texte, hier, je l'ai reçu et médité. Pourtant, ce matin, le Christ est venu chez moi, et je ne l'ai pas accueilli.[3]

Notes

[1] en a-t-il seulement ?

[2] Matthieu 24, 44

[3] Heureusement que d'autres font mieux que moi : Zabou ou Marie-Anne, par exemple...