Misère d'Avent
Par Tigreek le lundi 29 novembre 2010, 16:39 - Tranches de vie - Lien permanent
Ce lundi matin de fin novembre, il a neigé sur la ville. Le brouillard a du mal à se lever sur mon esprit ensommeillé, les gestes s'enchaînent par pure routine, engoncés par les épaisseurs me protégeant du froid. Passer le tourniquet, jeter un coup d'oeil à l'écran annonçant les trains, grommeler en voyant que j'ai raté mon RER habituel, monter les marches jusqu'au quai en m'apprêtant à attendre dix minutes le suivant.
Sur la bande de béton, la foule se presse, comme chaque matin de semaine. La joie enfantine que provoque inconsciemment la fine couche de neige a cédé le pas à l'inquiétude de possibles perturbations sur les transports en commun, le retard qu'on pourrait avoir au bureau, dès le lundi...
Mon regard glisse sur les uns et les autres, je repère une place où me mettre pour patienter. Mais quelque chose cloche. Mes yeux s'arrêtent et je ne les crois pas : là, au milieu de tous, comme une (mauvaise) plaisanterie tellement c'est incongru par cette température, un homme, à peine vêtu d'un pantalon et une chemise. Et encore, vêtu, c'est beaucoup dire. Si sa chemise est presque intacte, quoique grise de saleté, son pantalon est déformé et en lambeaux ; quant à ce qu'il a aux pieds, ça pourrait ressembler à des chaussettes trouées dans des pantoufles béantes, mais tellement abîmées que ce n'est pas reconnaissable. Barbe et cheveux poivre et sel, longs et hirsutes, sont laissés au souffle glacé qui se coule le long des voies.
Il ne grelotte pas, ne sautille pas pour se réchauffer, ne met pas ses mains nues dans ses poches[1], comme ceux qui l'entourent le font dans leur blouson. Il se tient droit, les bras le long du corps, les yeux perdus dans le vague, silencieux, immobile. Au ralenti, mes neurones réfrigérés et peu éveillés parviennent à se connecter pour faire naître en moi un flot de questions : que fait-il ici ? Où va-t-il ? Le sait-il seulement ? Comment peut-il ne pas sentir la morsure du froid ? Puis c'est la colère qui monte : c'est inadmissible, il faut faire quelque chose, appeler les pompiers, le mettre au chaud, le soigner ! Tout le monde passe à côté de lui comme s'il n'existait pas ! Oui mais quoi ? Comment faire ?
Un train s'arrête. Pas ma destination. L'homme se met péniblement en marche, s'y hisse, provoquant un mouvement dégoûté des personnes qui projetaient de monter dans la même voiture que lui. Je réalise lentement que le froid a dû neutraliser son odeur, mais qu'elle doit rendre compte de son état misérable aussi sûrement que son apparence. Je n'ai pas le temps de sortir de mon hébétude : la sonnerie retentit, les portes se ferment, le train repart. Dans ma stupeur, je n'ai pas bougé, rien dit, rien fait.
Tenez-vous donc prêts, vous aussi : c'est à l'heure où vous n'y penserez pas que le Fils de l'homme viendra.[2]
Comme beaucoup, j'ai entendu ce texte, hier, je l'ai reçu et médité. Pourtant, ce matin, le Christ est venu chez moi, et je ne l'ai pas accueilli.[3]
Notes
[1] en a-t-il seulement ?
[2] Matthieu 24, 44
[3] Heureusement que d'autres font mieux que moi : Zabou ou Marie-Anne, par exemple...
Commentaires
tu as posé ton regard sur lui....ce que beaucoup ne font même plus.
Mais il m'a fallu des semaines pour oser faire un pas... ce n'est pas si évident d'agir au quart de tour... C'est là qu'on se rend compte que même si on ne le veut pas, on est quand-même formaté par cette société dans laquelle on vit, où la personne différente, l'étranger, le malade, la personne âgée, le misérable, ne sont pas les bienvenues...
@ Anne-Claire : j'ai prié, supplié... J'avais mon chapelet dans ma poche... que Dieu veille sur lui et lui donne l'idée d'aller dans un centre d'accueil...
@ Marie-Anne : oui, c'est difficile d'aller à contre-courant...
Et deux roses pour combien que je ne sais pas voir... alors, oui, le regard, un regard en vérité est un premier véritable geste
quand j'ai lu cette entrée hier, j'ai pensé à ceux ici qui subissent le même sort que le monsieur ici... hier, il a fait -15"C degrés ici, dans un village presque voisin, -30...
je me pose souvent la question, qu'est-ce que je fais dans les situations telle que celle-ci? je lui achète une tasse de café chaud? une autre paire de chaussettes? des chaussures? je lui achète un repas, ou l'invite à prendre une douche, un repas, et de vieux vêtements en ordre chez moi, pour le jeter de nouveau dehors le soir venu, avec le risque qu'il revient déranger mon petit monde confortable?
c'est difficile, mais poser un regard est un en effet un premier pas, reconnaitre la dignité et humanité de celui qui est en face de moi, sous les vêtements déchirés et l'odeur. c'est en effet un geste que beaucoup ne font pas.
merci pour votre blog et vos pensées. j'aime bien.
@ Zabou et Tiqun : un regard, oui, commencer par là. Mais j'aimerais tellement aller plus loin. Bousculer ma routine et mon confort pour aller à la rencontre de l'autre, dans tout ce qu'il a de dérangeant avec sa détresse... Passer mes blocages psychologiques, sociaux, faire tomber la muraille de silence...
Quoi faire ? Depuis des années j'imagine une maison, un lieu pour poser ses valises, prendre peut-être un nouveau départ... Mais comment ?
@ Tiqun : j'ai découvert "chez vous" il y a quelques jours, j'aime bien aussi
Merci !
Que faire ? Question déchirante... Et, quoi qu'on fasse, on se dit toujours que ce n'est pas assez...
@ Ren' : ce n'est pas assez, jamais assez si l'on n'y met pas Dieu...