"Veillez, car vous ne connaissez ni le jour, ni l'heure." (Matthieu 25, 13)
Nous n'avons pas dû veiller assez, Thibaut, puisqu'aujourd'hui tu es parti, sans que nous ayons eu le temps de te dire au revoir... Quand je dis "nous", c'est la bande de copains que nous étions, dans notre promotion d'élèves ingénieurs, autour de toi...
Timide ? Secret ? Renfermé ? Tant de mots qui traduisent une apparence mais ne sont pas exacts pour exprimer ton mal-être. Tu as évolué dans une famille, un milieu où le secret est la règle, où les convenances s'apprennent mais ne se disent pas, où les sentiments ne s'expriment pas. Hypersensible, tu as appris à cacher tes déceptions, masquer tes blessures, mesurer ta joie, réfréner tes colères, ne pas poser de questions.
Tu savais être brillant. Mais tu manquais terriblement de confiance en toi. Tu cherchais la perfection, sans doute parce qu'on t'avait appris que "quand on fait quelque chose, on le fait bien, sinon autant ne rien faire". Tu étais capable de réécrire dix fois le même texte, passer une nuit blanche pour finalement, de rage envers toi-même, tout effacer. Et te présenter le lendemain matin, penaud, nous disant que tu n'avais pas pu remplir ta partie du travail d'équipe.
Nous n'étions pas psys. Juste des amis. Mais nous voyions bien que "ça n'allait pas", comme on dit platement. Nous voulions t'aider, mais nous ne savions pas vraiment comment nous pouvions le faire... Te provoquer, pour te faire avancer au risque de te braquer ? Essayer d'obtenir tes confidences en douceur, pour tenter de te montrer que c'est possible, de faire confiance, de SE faire confiance ?
Tu as réussi. Comme nous, au bout de cinq longues années, à obtenir ton diplôme. Comme nous, tu as ri lors de cette remise de nos diplômes, où nous étions tous sur notre 31 et fiers, devant nos parents, de brandir ce rouleau, signe d'ouverture sur la vie active, d'autonomie... Nous commencions à travailler, gagner nos premiers salaires, c'était grisant ! Bien sûr, il y avait des difficultés, ce n'était plus le temps où tous les élèves étaient embauchés avant leur sortie de l'école. Mais nous étions confiants, bien entraînés, et tout le monde aurait dégoté un poste au bout de quelques mois.
Plus beaucoup de nouvelles. Tu avais coupé les ponts, volontairement ou non, avec la plupart d'entre nous. Mais de loin en loin, nous gardions un oeil sur notre "roi des marmottes". Et puis, tout d'un coup, comme un frisson dans le dos, une crainte de l'impossible à entendre : ta mère a appelé pour donner de tes nouvelles. Ta mère ?? Pourquoi pas toi ? Parce que tu n'es plus là. Emporté par une crise cardiaque.
Ce matin, nous étions tous là, réunis autour de toi, certains perdus de vue depuis des années. Ta dernière oeuvre aura été de nous rassembler... Merci ! Et à Dieu...