C'était il y a onze ans. Je venais de passer mon bac, elle était déjà en études supérieures. De formation plutôt littéraire, elle s'engageait dans une voie scientifique. Courageuse, opiniâtre, elle savait qu'elle débutait une longue route, semée d'embûches, et ce d'autant plus qu'elle n'est pas française. Je l'ai aidée, du mieux que je pouvais, pour combler son retard en maths.

Elle a tout affronté. La solitude, les moqueries, la méconnaissance de la langue, les paperasseries administratives infligées aux étrangers, l'éloignement de sa famille, le découragement. Vaille que vaille, elle a persévéré, a passé ses diplômes universitaires, cherché une thèse et la structure correspondante qui voudrait bien l'accueillir. Elle n'a pas pu vivre sa foi, les orthodoxes étant encore plus minoritaires que les protestants en France ; une foi qu'elle a reçue en cachette, car interdite dans l'ancien bloc soviétique... Elle a parfois eu des mots avec son frère, installé en Angleterre, a eu quelques moments de répit, en été, lorsqu'elle pouvait rentrer quelques semaines chez elle, au bord de la Méditerranée. Elle a enchaîné les familles d'accueil, des logements parfois vétustes, enduré un train de vie toujours limité par des ressources restreintes. Elle a accompagné le passage de sa mère "de l'autre côté", à quelques jours de son anniversaire. Elle a dénoncé les abus d'un système exploitant les thésards, sans se rendre compte que sa soif de justice lui vaudrait des pressions et des chantages.

Il y a un an, elle pensait voir le bout de ses peines. Nous sommes allés en famille à Strasbourg, pour l'encourager lors de sa soutenance de thèse, brillamment réussie : elle est maintenant docteur en biochimie moléculaire.

Mais ce n'était pas terminé. Il lui fallait courir de nouveau, après un poste de travail cette fois. Reprendre son bâton de pèlerin, se faire valoir auprès des employeurs potentiels, faire jouer ses précédentes expériences, ne pas se décourager après les entretiens ratés, l'absence de suite aux candidatures, les refus...

Lorsqu'elle a enfin trouvé un poste en Angleterre, il lui a fallu s'adapter à une autre langue étrangère au quotidien, entrer dans le monde du travail, rejoindre une nouvelle équipe, tenter de ne pas avoir d'a priori sur ses relations avec ses collègues. Aujourd'hui, elle est au bout du rouleau. Elle se sent dépassée, épuisée, isolée, faible, honteuse de ne plus avoir la pêche, de confier sa peine à des amis avec qui elle voudrait au contraire être joyeuse, n'avoir que de bonnes nouvelles à annoncer !

Alors, ce soir, en déposant ma semaine au pied de la croix, je sais qui je vais Lui demander de porter...