lundi 14 février 2011

Un seul être...

Je ne connais pas son nom, pas davantage celui de son chien. De lui je ne sais que ce qu'il a bien voulu montrer à tous, ce que j'ai accepté d'y voir, aussi. Sa place, le long du mur nu de la "salle d'accès" du RER, en face des magasins, au même endroit au mètre près, tous les matins, quand j'arrive, avant huit heures. Parfois il ne fait pas trop froid, d'autres il pleut et l'humidité rend les températures hivernales plus difficiles à supporter ; parfois la neige couvre tout dehors, d'autres matins encore il gèle à pierre fendre et un vent coulis glacé se glisse au ras du sol... Mais toujours le manteau est fermé et le bonnet enfoncé jusqu'aux yeux ; la météo n'influe que sur la couverture dont il couvre ou non son compagnon de fortune[1]...

Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…[2]

J'ai mis longtemps, trop longtemps, avant d'oser. Dans le flot, briser l'élan, contrer la force de la routine. C'est beaucoup moins évident qu'il n'y paraît, en fait, d'accepter de s'arrêter, de casser l'effet de groupe des gens pressés de rejoindre leur poste... Il faut chasser la brume matinale qui engourdit l'esprit et fait suivre comme un mouton[3]... Donner, c'est plus qu'une "simple" pièce, pour déculpabiliser un peu[4]. C'est voir l'homme sous le tas de chiffons, reconnaître un semblable malgré le dos courbé, les épreuves de la vie qui pèsent sur les épaules, le regard empli d'incertitude pour les heures à venir.

Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé…

Et chaque fois, cela ne manque pas. D'inexpressifs, les yeux s'éclairent ; le visage s'anime, le corps tout entier recroquevillé semble se détendre, un peu, le temps de lever la tête. Son regard croise le mien, un sourire échangé, un merci, "bonne journée"... Ces quelques secondes suffisent à me remplir le coeur de légèreté et de joie !

Parfois son chien aimerait jouer, il le retient d'une main, s'excusant d'un geste à peine esquissé de l'autre. Oserais-je dire que derrière le désarroi d'une situation dramatique, je pressens une personne raffinée, aimante, respectueuse de son prochain ? De matin en matin, de regard en sourire, le lien se fait...

Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.

Quelquefois, il n'est pas là. Alors ma journée ne peut pas être la même... Est-il souffrant ? Ou bien a-t-il trouvé un foyer, l'espace d'une nuit ? Je ne peux qu'imaginer, et lui souhaiter de trouver un jour le petit quelque chose qui le remettra sur les rails... Une association, un travail, un ami, que sais-je...

Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? Et vous verrez comme tout change…

Notes

[1] ou d'infortune, plutôt

[2] Citations : Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

[3] Il ne manque plus que les bêlements !

[4] Parce que si c'est juste pour déculpabiliser, comme ça, vite fait, ça ne marche pas...

mardi 26 octobre 2010

Pression matinale

Dans la jungle urbaine, le jour n'est pas encore levé. Le froid mordant du petit matin s'ajoute à la lueur blafarde du ciel pour miner le moral des troupes, en route vers leur lieu de travail.

Casque sur (ou dans) les oreilles ou livre à la main, emmitoufflé avec soin, chacun a sa stratégie pour tuer le temps, prenant son mal en patience sur le quai gris et balayé de rafales de vent. De temps en temps, les yeux se lèvent pour consulter l'heure, et les minutes restantes à attendre le prochain train... Soudain, l'affichage se modifie, annonçant un retard du prochain transport.

C'est une véritable guerre psychologique. Pas de bruit, pas de sang, pas de coup de feu. Tout se passe en silence. Chaque guerrier est solitaire dans son but mais tous sont solidaires dans l'action : il faut que le train arrive. Les chiffres défilent, blancs sur fond bleu, et chaque changement marque un point dans le combat : une minute de plus, et la pression monte, les souffles sont retenus, les exclamations de colère à peine étouffées. Une minute de moins, c'est un soupir de soulagement, le regard plus clair, les mouvements de tête qui se font plus détendus.

Jusqu'à ce que la ligne sur l'écran clignote : le train a passé le capteur de proximité. Alors ces soldats de quelques minutes s'alignent, docilement, sur le bord du quai. La rame s'immobilise, les groupes se pressent contre les portes, entrent. En quelques secondes tout le monde est entré. Une victoire assurée, la journée s'annonce belle.

mardi 17 août 2010

La force d'un bébé

Métro parisien, ligne 13, vers le Nord, en fin de journée. La rame se dirige vers les banlieues aux noms, disons, lourds de sens : Saint Denis, Gennevilliers... Saint Denis ne signifie plus la cathédrale des rois de France, mais le symbole des "cités". Les gens sont bigarrés, divers comme peuvent l'être des passagers du métro, depuis l'ado rebelle jusqu'au cadre en costume, en passant par les jeans-pulls passe partout.

Une station, quelque part entre Montparnasse et Saint-Lazare. Les portes s'ouvrent, les voyageurs montent ou descendent, chacun suivant son propre chemin, concentré sur sa destination. Peu avant le signal sonore, un homme entre : il détonne clairement sur le reste de la population... Âgé, son seul maintien suffirait à le distinguer des autres. Il se tient très droit, "raide comme la justice", dit l'expression, dans ses souliers vernis. Très mince, il se veut impeccable dans son costume noir à fines rayures, pochette élégamment glissée dans la poche de sa veste boutonnée. Fin du fin, les boutons de manchettes brillent, tout comme l'épingle de cravate[1]. Toujours droit, il garde le regard haut, même lorsqu'il s'agit de s'accrocher fermement d'une main pour rester stable dans les soubresauts du train lancé à vive allure.

Nathalie, presque quatre ans, a du mal à rester en place. Elle a déjà supporté trois heures de voyage en TGV, est impatiente de rentrer à la maison... Pour passer le temps, elle approche de sa petite sœur, six mois, posée à même le sol du wagon dans son Cosi[2]. Elle lui parle, lui donne son jouet, fait le clown. Effet réussi : la petite éclate de rire. Surpris, les yeux de l'homme se baissent, voient le bébé... Un sourire se dessine, l'espace d'un instant, l'homme et le bébé partagent la même joie. Ce simple sourire transforme le voyageur : un cœur semble avoir émergé du robot policé par les règles de conduite.

Station Champs Elysées-Clémenceau. Le sourire a disparu, il descend. J'espère qu'il se souviendra, de temps en temps, du rire d'un bébé...

Petit bonhomme, j'aime entendre ce rire !
- Justement, ce sera mon cadeau...
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Notes

[1] Était-ce réellement une épingle de cravate d'ailleurs ? Je n'ai jamais vu cet accessoire auparavant, quelque chose qui tient les deux rabats du col de chemise, passant sous le nœud de la cravate...

[2] NDLR, pour ceux qui ne sont pas parents : coque protectrice destinée au transport d'un bébé, notamment en voiture

mardi 19 janvier 2010

Un sourire dans la détresse

Un après-midi de semaine, dans le wagon d'un RER. Le temps fait sa grise mine à l'extérieur, et les voyageurs ne sont pas mécontents de trouver un peu de chaleur lorsque le train arrive.

Alors que le RER quitte la station, une voix s'élève : "Je n'ai pas d'enfant, ma femme m'a quitté pour mon meilleur ami, voilà vous savez tout !". Tiens... Cela ne sonne pas comme la quémande habituelle, décrivant toutes les détresses possibles, réelles ou imaginaires ! Il continue : "vous vous doutez bien que lorsque quelqu'un vous adresse la parole dans les transports, ça n'est pas pour vous demander l'heure ou vous la donner, ça se saurait... Eh non, je viens pour vous so-lli-ci-ter !". Voilà qui est plein de franchise, et dit avec humour... Puis, toujours dans l'honnêteté et les clins d'oeil : "ceux qui peuvent jouent de la musique ; la guitare c'est pas vraiment dans mes cordes, les miennes sont vocales et je sais m'en servir"...

S'ensuit un court discours sur "l'ancienne République et la nouvelle" et leurs devises "dans le temps, c'était Travail, Famille, Patrie : avoir un travail, construire une famille, défendre la patrie ; (...) aujourd'hui, Liberté, Egalité, Fraternité : la liberté n'est égale qu'à la longueur de la corde qui vous unit à votre famille, l'égalité, vous savez bien que ça n'existe pas... Ne reste que la fraternité...". Lorsqu'il termine, avec une telle gouaille qu'il emmènerait du monde à une élection, j'ai un sourire d'une oreille à l'autre. Qui aurait dit que cet homme illuminerait mon trajet ?

Lorsqu'il passe à mes côtés, dans un sourire je lui glisse "Joli discours !". Ce n'est qu'alors que je remarque son bras plâtré, son chapeau enfoncé sur un visage sans âge... Bonne chance, l'ami !

dimanche 15 novembre 2009

Changer ses habitudes...

Dimanche midi, dans une rame de métro, quelque part entre Saint-Lazare et Montparnasse. Les parisiens se croisent et ne se regardent pas, comme d'habitude. Les ados désœuvrés sillonnant la capitale en quête de loisir croisent les familles sur leur trente-et-un, se rendant à une invitation d'amis ou de proches...

Parents et enfant, nous nous rendons au restaurant, pour un repas familial avant que mon beau-père ne reparte pour deux mois en Chine. Le trajet est assez monotone, les tunnels suivent les stations et se ressemblent. La faim commence à aiguiser nos estomacs...

Une femme monte dans la rame et d'une voix claire, avec un accent étranger, commence un discours assez connu : "Bonjour Messieurs, Mesdames, 'scusez moi de vous dérange...". De ma place, je lui tourne le dos, n'entends que le début de la phrase avant de penser avec les clichés que j'ai en tête, "Ca y est, elle va nous dire qu'elle est à la rue, qu'elle a deux enfants en bas âge, etc." Machinalement je fouille pour trouver quelques pièces à lui donner...

Surprise ! Alors que je n'ai pas entendu (ou plutôt pas écouté) la fin de sa phrase, je l'entends entonner... l'Ave Maria de Schubert ! Sans boîte à rythmes, comme le font généralement ceux qui s'essaient à produire de la musique dans le métro... Non, sans artifice, a capella, d'une voix maîtrisée, puissante, sur un ton très juste, avec le respect presque parfait du rythme, le latin des paroles bien plus assuré que les mots hésitants avec lesquels elle se présentait maladroitement...

Je ne me retourne pas, ferme les yeux, écoute ce chant, me laisse prendre par la présence de cette voix, m'imagine aisément dans une église plutôt que dans une rame de métro... Elle termine, le brouhaha habituel reprend ses droits, et dans un contraste saisissant, la chanteuse, dans un français mal assimilé, reprend : "Merci, 'scusez moi de vous dérange, bon voyage...". Alors qu'elle passe à ma hauteur, je m'accorde de lever les yeux. Elle est jeune, habillée sobrement et élégamment. J'ai presque honte de lui laisser ma menue monnaie, maigre récompense pour les quelques minutes de paix qu'elle nous a offertes...

Merci à toi, demoiselle, pour cette belle leçon de vie, de foi, d'espérance !

mercredi 06 mai 2009

Evangélisation express

Paris, 18h, fin d'une journée de travail ordinaire, sur le quai d'une station de RER. Je monte dans un train, cherche une place, m'assois. La journée a été longue et la fatigue me gagne, je vais m'assoupir quand j'entends crier à l'extérieur. Je relève la tête et cherche à voir d'où et de qui proviennent ces cris.

C'est un jeune homme noir qui apparait bientôt à la porte du wagon où je me trouve. Qu'a-t-il de particulier ? Baskets, jean, sweat-shirt, casquette, rien ne le différencie d'un jeune adulte quelconque, si ce n'est son discours, et le volume sonore qu'il y met. Debout au centre de la voiture, on n'entend plus que lui. En a-t-il après quelqu'un ? Cherche-t-il noise ? Non. Est-il ivre, de boisson, de colère ? Cela ne semble pas être le cas. Simplement, il crie ses convictions à qui veut bien l'entendre : "Ecoutez, Jésus est venu pour nous ! Il nous a montré comment aimer..."

Dans le wagon, les réactions - silencieuses, comme pour répondre à un extrême par l'effet opposé - ne se font pas attendre. Deux femmes qui faisaient mine de s'avancer pour occuper les strapontins jouxtant la porte se sont figées dans leur élan et restent à distance respectueuse. Les regards, d'abord curieux de voir ce qui provoquait ces décibels inattendus, se détournent, plongent dans un journal, un livre, se prennent d'un attrait soudain pour les panneaux publicitaires de la station... Les mines gênées, voire renfrognées, puis franchement agacées apparaissent sur les visages.

Mais personne ne pipe mot, et le prédicateur improvisé continue son laïus pendant plusieurs minutes : "Changez maintenant ! Vous ne savez pas quand vous allez mourir, peut-être dans dix ans, peut-être dans un mois, ou bien tout à l'heure ! Qui va te sauver ? C'est ton argent qui va te sauver après ta mort ?" J'entends des soupirs énervés, ou compatissants peut-être ? Je souris. Pour moi, les mots sonnent juste... Je me dis que cet homme a du cran, un culot que je n'ai pas, pour évangéliser ainsi. Est-ce cela, "l'évangélisation de rue" ?

Il conclut sur un "N'oublie pas : Jésus t'aime !" tonitruant, et repart sur le quai, aussi vite qu'il était entré, juste avant que la sonnerie retentisse, annonçant la fermeture des portes. Quelques voix saluent son bref prêche par "Dieu est grand", "Inch Allah". Je murmure "Amen" sans me départir de mon sourire béat. Je garderai à l'esprit cette foi simple et sans détour, cette force des humbles par laquelle Dieu nous parle... Merci à toi !